Neurodiversité (ses controverses et ses paradoxes) :
La neurodiversité est pour la première fois mentionnée par la sociologue Judy Singer, dans le cadre d'un mémoire de sociologie paru en 1997. Il émerge de l'observation des sociabilités de personnes identifiées comme "autistes Asperger" sur le forum InLv.
Judy Singer observe la formation d'une conscience de classe "neurodivergente". Cette conscience se construit à travers l'échange entre autistes d'expériences communes de discrimination, d'invisibilisation et de violences systémiques (entretenues par l'approche psychanalytique de l'autisme et par les croyances populaires autour de l'autisme) et le partage d'une volonté de favoriser l'émancipation et l'auto-détermination des personnes autistes et de leurs "cousins", les timides, les geeks, les introvertis.
C'est dans le cadre de ces sociabilités numériques entre personnes autistes - entretenues via des forums et des listes de diffusion - que s'articulent des formes plus traditionnelles de participation politique permettant la visibilité de cette classe "neurodivergente". L'association Autism Network International, première organisation internationale de personnes autistes, est ainsi fondée en 1996, par Jim Sinclair, Kathy Grant et Donna Williams.
Depuis les années 2010, à la faveur des réseaux sociaux numériques et notamment de Facebook, des groupes de chercheurs et militants autistes se sont formés (dont certains comme Nick Walker, Remi Yergeau et Athena Lynn Michaels-Dillon sont encore actifs aujourd'hui) et ont repris le travail de Judy Singer pour l'adapter au contexte socio-politique contemporain, et lui donner une définition.
La neurodiversité est aujourd'hui le plus souvent définie comme la biodiversité neurologique de l’humain - biodiversité dont l’autisme, comme ensemble de particularités neurologiques (sensorielles, cognitives, communicationnelles et interactionnelles), fait partie. Cette approche pose un cadre conceptuel permettant de ré-articuler le lien entre neurobiologie et société, en évitant la division binaire entre normal et pathologique. Elle propose en outre un modèle de participation sociale et politique incluant l'humain dans toute l'amplitude de ses capacités sensorielles, cognitives, communicationnelles et interactionnelles.
La neurodiversité génère de nombreuses controverses, scientifiques comme socio-politiques et éthiques. Les principales concernent le statut de l'autisme et de ses particularités au sein de cette diversité humaine.
Pour certains, la neurodiversité se confond avec les mouvements en faveur de la neurodiversité. Elle ne peut être distinguée de la conscience d'appartenir à une classe "socio-neurologique", ni séparée des solidarités entre minorités qui ont favorisé l'émergence du paradigme et qui participent encore de son évolution. Ainsi, le paradigme de la neurodiversité est avant tout un paradigme intersectionnel. A la fois il intègre l'identité autiste dans l'étude des oppressions systémiques (au carrefour d'autres identités), et il regarde la part de discrimination systémique dans le traitement réservé aux comportements neurologiquement atypiques (comme le mutisme, le bégaiement, la difficulté à regarder dans les yeux etc), qu'ils se manifestent chez des personnes autistes ou non.
Pour d’autres, il s’agit de distinguer deux aspects : le paradigme de neurodiversité poussant certains champs de la recherche scientifique (en épistémologie des sciences, épistémologie médicale mais aussi en philosophie, en théories politiques etc) à abandonner le postulat d'une homogénéité neurologique dans la population observée, et de l’autre les mouvements de la neurodiversité. Ces mouvements seraient relativement indépendants de la recherche scientifique et viseraient avant tout la justice sociale, l'obtention des droits civiques, l’égalité, le respect et l’inclusion sociale complète des neurodivergents (ici entendus comme autistes diagnostiqués ou auto-diagnostiqués).
Enfin, de nombreuses autres controverses existent au croisement ou dehors de ces deux tendances :
- autour du flou définitionnel et du caractère politique du terme de "neurodivergent". Ce flou participerait de l'invisibilité des autistes non oralisants, en privilégiant les formes de revendications accessibles uniquement aux autistes les plus proches de la norme. Le terme recouvrirait un spectre trop large de diagnostics et d'expériences de handicap pour être une catégorie homogène. Il renforcerait, en outre, une approche de l'autisme par la norme de fonctionnement.
- autour de la notion d'inclusion. La notion d'inclusion peut être critiquée ou même contestée en ce qu'elle minimise la profondeur des transformations à apporter à la société et aux espaces partagés pour permettre une mixité des types neurologiques. A cette notion peut être préférée celle d' auto-détermination - notion qui, sans être opposée à celle d'inclusion, définit un autre ordre de priorité pour l'obtention des droits, et définit d'autres lieux et d'autres modes de vie souhaités. Il ne faudrait pas seulement intégrer les particularités autistes au sein de modèles sociaux existants mais concevoir un autre modèle social, contestant les normes de fonctionnement neurologique du corps humain attendu du système productiviste et capitaliste.
- autour de la notion de dé-médicalisation et de désinstitutionalisation. Ces notions sont contestées en vertu de la diversité des expériences vécues de l'autisme (notamment dans le cas de particularités sensorielles éprouvantes, et qui ne peuvent être régulées par un aménagement de l'environnement) et des biais socio-culturels, économiques et biais de genre dans l'accès aux aides, au diagnostic ou tout simplement au cadre de vie familial, scolaire et professionnel favorable au développement de la personne. Il s'agit alors de ne pas totalement rejeter les institutions mais d'oeuvrer pour une politique de choix éclairés en matière de soin et d'accompagnement. Il s'agit aussi de comprendre les multiples facteurs construisant le vécu de l'autisme.
- des controverses autour du statut linguistique du mot neurodiversité. Le mot définissant à la fois un état de fait (le caractère artificielle de la norme cérébral) et un idéal social (une société respectant la neurodiversité), celui-ci provoquer une inertie politique en manquant d'identifier les rouages précis de l'exclusion.
- des controverses plus marginales émergent autour de l'ethnocentrisme du vocabulaire neurobiologique, et plus largement autour de son essentialisation, de sa promesse d'expliquer l'humain par la seule analyse de son cerveau. Ces controverses, à la fois marginales et ambitieuses, évoquent la possibilité d'employer d'autres concepts, tirés des sciences cognitives (le concept de corpsesprit), de la critique trans-culturelle (communication trans-neurotype) et/ou des sciences de l'environnement (écologie de la neurodiversité), et ce afin d'analyser la diversité des réactivités sensorielles par delà les divisons de la biologie évolutionniste (humain/non-humain) et par delà la division entre nature et culture. Ces postures récentes (2021-2022) proposent des approches critiques, situées et interdisciplinaires de la neurodiversité, sans néanmoins de développer de théorie unificatrice du vivant "neurodivers" (en créant des concepts dans les disciplines su-mentionnées ou en développant des partenariats avec ces dernières).
Les controverses mentionnées, ciblant certains aspects de la neurodiversité doivent néanmoins être distinguées de deux paradoxes (pouvant être des sujets de controverses, mais d'une façon secondaire). Ces paradoxes sont plus largement des moteurs de redéfinition des objectifs de la neurodiversité : le fait d'approuver les classifications médicales (et se définir "autiste") tout en rejetant la classification médicale, et le fait de partager une culture autiste (comme le stimming, les particularités de communication) tout en revendiquant la particularité neurologique de ses modes de communication.